Qu’est-ce que l’audit de la dette?

Qu’est-ce que l’audit de la dette?

Les voix qui se lèvent pour exiger une « audit de la dette » sont toujours plus nombreuses, mais s’orienter dans les méandres du jargon des économistes n’est pas toujours chose aisée.  Sergi Cutillas, David Llistar et Gemma Tarafa vulgarisent ce sujet dans un article paru dans Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère, le Passager Clandestin, 2015)

Une dette est une obligation morale entre des personnes. Le parti qui est endetté doit remplir son obligation envers le parti auprès duquel il a contracté cette dette. Cette obligation est souvent de nature monétaire. Parfois, des dettes peuvent avoir été contractées dans des circonstances injustes, liées à la violence ou à l’exercice d’un pouvoir excessif. De telles dettes sont illégitimes et ne devraient pas être remboursées. Le mouvement anti-dette a attiré l’attention sur l’importance des audits citoyens, qui permettent à des citoyens de statuer sur la légitimité des dettes, de décider qui en porte la responsabilité et quelles dettes devraient être annulées.

Les classes sociales les plus puissantes se servent de la dette pour maintenir en place l’ordre hiérarchique, par le biais de coutumes sociales et de lois qui donnent la priorité au remboursement des dettes. On dispose documents prouvant que, depuis l’âge du bronze, des mouvements de protestation visent à agir contre cet usage injuste de la dette. En Mésopotamie, des paysans se révoltaient souvent contre un système dans lequel le non-paiement des obligations pouvait mener à l’esclavage les personnes débitrices et leurs familles1. Pour préserver l’ordre social, les classes dominantes annulaient régulièrement les dettes exorbitantes et rétablissaient les paysans dans leurs droits. On trouve d’autres exemples d’annulations de dettes dans l’Antiquité grecque et romaine, ainsi qu’au Moyen Âge. Dans tous les cas observés, ces annulations sont le fruit de luttes sociales exacerbées par des crises et des inégalités croissantes. La découverte des Amériques, puis l’avènement du capitalisme ont entraîné une mobilisation massive de main-d’oeuvre, la dette, les impôts et l’inflation permettant de contraindre les individus à travailler comme salariés. La dette a obligé les masses à obéir à ceux qui étaient au pouvoir, les forçant à travailler pour la rembourser et pour s’acquitter de leurs impôts. Dans ce contexte, des pratiques telles que l’annulation des dettes sont devenues taboues, le non-remboursement des dettes entraînant l’humiliation et la déchéance des droits sociaux.

De nos jours, la domination est le fait des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, créés en 1944 pour favoriser le développement économique mondial. À partir des années 1970, la période néolibérale de dérégulation, notamment des flux et des produits financiers, a conduit à la financiarisation, une nouvelle phase du capitalisme dans laquelle la sphère financière a pris le pas et a fini par exercer le contrôle sur la sphère productive. La financiarisation est associée à une augmentation significative des créations de dettes et à la formation de relations financières complexes qui renouent avec l’impérialisme en fournissant un prétexte pour exercer des pressions ou recourir à des mesures violentes si un État endetté ou dépendant financièrement ne souscrit pas aux conditions imposées par les puissances dominantes.

La dette a alimenté la croissance matérielle et énergétique, et la nécessité de payer les dettes a légitimé cette croissance. Néanmoins, ce fonctionnement touche peut-être à sa fin, puisque la dette croît beaucoup plus rapidement que la richesse matérielle. Giorgos Kallis, Joan Martinez-Alier et Richard B. Norgaard ont formulé, en 2009, l’hypothèse selon laquelle, dans l’« éco­nomie réelle-réelle » (oikonomía), les limites de l’énergie, des matériaux et de la reproduction limitent aussi la croissance de l’économie « réelle » de production2. Si la croissance est maintenue, c’est seulement de manière temporaire, en produisant du capital fictif dans la sphère financière de circulation du capital. Cette analyse montre les liens unissant dette et décroissance. D’abord, alors qu’on estime la croissance nécessaire pour rembourser les dettes, c’est en réalité la dette qui a été créée pour soutenir une croissance insoutenable. Ensuite, il est indispensable de distribuer équitablement les dettes et d’annuler les dettes illégitimes si l’on veut parvenir à une décroissance durable, prospère, et non une décroissance forcée, basée sur l’austérité. Tel est l’objectif des audits citoyens.

Les premiers mouvements récents d’audit de la dette remontent aux coalitions mondiales de campagnes civiques, telles que la campagne Jubilé 2000, le Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM) et Jubilee South, créés au début des années 1990 pour pousser à annuler de grandes parties de la dette accumulée par les pays du Sud les plus appauvris de la planète. Ensuite, et après 2007, lorsque la crise a touché les pays du Nord, ce mouvement est devenu de plus en plus international et multidimensionnel, prenant également en compte les limites écologiques de la planète. Les audits citoyens, qui sont nés dans ce contexte, ont considéré comme illégitimes les dettes produites par un ordre des choses fondé sur l’abus de pouvoir et qui contribuent à la perpétuation de cet ordre3. À cet égard, la Norvège et l’Équateur constituent deux cas d’école. En 2006, après avoir examiné ses responsabilités en tant que co-créancier, le gouvernement norvégien a annulé les dettes contractées envers la Norvège par sept pays. En 2007, en Équateur, la Comisión para la Auditoría Integral del Crédito Público (CAIC – Commission pour l’audit intégral de la dette publique) a procédé à un audit de la dette du pays et l’a déclarée illégitime.

Il s’agit là d’exemples d’audits mixtes, menés conjointement par des membres de la société civile et par le gouvernement. Le Brésil et les Philippines, entre autres pays, ont procédé à des audits de dette menés par les seuls mouvements civiques. En Égypte, en Tunisie, en Grèce, en Irlande et au Portugal, des mouvements sociaux ont conduit à initier des audits publics de la dette ou ont poussé leurs gouvernements à le faire. Dans chacun de ces cas, on retrouve une revendication commune : le désir de déterminer dans quelles circonstances les dettes ont été contractées, par qui, et quels effets elles produisent. Ces mouvements exigent une reddition de comptes par les responsables et proposent des modèles économiques pour sortir du turbo-capitalisme. Les audits citoyens comportent généralement les étapes suivantes : l’accès aux informations, l’analyse des données, la rédaction d’un plaidoyer, le réseautage, la diffusion de l’information à destination du public et l’instruction à charge des responsables.

En Espagne, un audit citoyen est actuellement mené avec le soutien de la Plataforma Auditoría Ciutadana del Deute (PACD – Plateforme de l’audit citoyen de la dette). Celle-ci procède à des analyses générales de la dette nationale espagnole, à plusieurs niveaux administratifs différents, et procède simultanément à des estimations de la dette dans des secteurs spécifiques (en matière de santé publique, d’éducation ou d’électricité). Ces efforts visent à promouvoir les audits comme méthode pour comprendre les causes et les conséquences de la crise de la dette. Une partie importante de ce processus consiste à exiger l’accès constant aux informations liées à la dette et, plus important encore, à mettre en avant la responsabilisation des citoyens vis-à-vis des questions politiques, sociales et économiques. La PACD considère cet audit comme un audit citoyen impliquant un processus ouvert, collectif, permanent et décentralisé, dans lequel différents groupes de travail organiquement créés parviennent à des décisions fondées sur le consensus. Ce type d’audit n’est pas limité aux analyses par les experts, mais permet à toute personne de demander des informations, des comptes au gouvernement, de partager des données pertinentes, de les analyser selon des perspectives différentes, de dénoncer des irrégularités et de proposer de nouvelles solutions.

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