L’économie est-elle une science?

L’économie est-elle une science?

L’économie est-elle une science ?

Par Didier Harpagès, auteur de « Question sur la croissance. Mythes et perspectives » (Sang de la Terre, 2012

 

L’hégémonie du discours économique

PIB, taux de chômage, croissance, dépenses publiques, taux d’endettement, politique de l’offre, relance par la demande, déficit budgétaire, flexibilité, austérité… Des expressions familières, des repères statistiques, des sigles, des acronymes inscrits dans notre réalité quotidienne sans que pour autant chacun d’entre nous soit véritablement en mesure d’en livrer la signification précise. Abstractions, outils entre les mains expertes de spécialistes de l’économie, de diplômés de grandes écoles européennes ou étatsuniennes à même de produire un discours économique d’une grande complexité parfois, de livrer des analyses ambitieuses et remarquées, susceptibles, dit-on, de nous éclairer sur la marche du monde. L’économie s’est affirmée comme une discipline incontournable dont les théoriciens les plus zélés ont droit à quelques égards puisque depuis 1969 le prix de la Banque de Suède de sciences économiques, converti abusivement en prix Nobel d’économie, est décerné par l’Académie des sciences de Suède. L’économie serait-elle suffisamment scientifique pour mériter cette reconnaissance ?

Curieusement, au moment où les bouleversements économiques, sociaux, énergétiques, écologiques, climatiques, menacent tout à la fois l’équilibre des forces politiques, économiques, militaires mais aussi et surtout la survie de l’humanité et de l’ensemble des espèces vivantes, la science économique rayonne. Pas un ingénieur, pas un mathématicien, pas un informaticien, pas un sociologue, pas un philosophe, pas un étudiant ne saurait ignorer aujourd’hui le langage de l’économie. Les sciences économiques et sociales sont d’ailleurs enseignées dans le secondaire depuis la fin des trente glorieuses, à une époque fertile en évènements. Au hasard : l’abandon par les Etats Unis de la convertibilité du dollar en or, déstabilisant durablement les relations économiques internationales ; les différents chocs pétroliers révélateurs de l’incroyable dépendance à l’or noir des économies dominantes et subséquemment leur grande fragilité ou encore la catastrophe du Torrey Canyon, l’une des premières du genre, qui allait éveiller à une nouvelle conscience écologique.

Sans doute, s’agissait-il de diffuser des savoirs scientifiques afin de mieux appréhender la réalité d’un monde sur le point de vaciller sous nos yeux ! Contentons-nous d’observer, à ce sujet, que près d’un demi siècle plus tard, les remèdes apportés par les économistes n’ont pas apaisé nos angoisses ni rétabli une pleine confiance en l’avenir pour les victimes de ce que l’on persiste à appeler LA crise.

Tant que la production matérielle des hommes demeura artisanale afin de répondre en premier lieu à une consommation domestique puis à des échanges du surplus entre des acteurs indépendants, elle fut contenue dans une fonction économique marginale. Elle était inscrite dans l’organisation sociale des communautés humaines et échappait aux nécessités du marché concurrentiel. Mais dès qu’elle fut mise en contact avec l’accumulation capitaliste et confrontée à l’impitoyable concurrence des producteurs, elle se subordonna à la marchandise et à son développement quantitatif ininterrompu. L’économie devint hégémonique et Guy Debord put déclarer dans les années 1970 : « L’économie transforme le monde mais le transforme seulement en monde de l’économie. »[1]

Ce triomphe inquiétant de l’économie n’est-il pas en partie imputable au succès grandissant du discours de l’économie politique, plus fréquemment appelée aujourd’hui la science économique ? Dit autrement, la production de connaissances largement répandues, les lois économiques prétendument universelles, l’outillage mathématique sophistiqué n’éloigneraient-ils pas la science économique de ce qui devait être sa mission première : expliquer le fonctionnement de la vie matérielle des sociétés humaines ainsi que leur cheminement vers un bien-être collectif dénué de tout rapport de pouvoir. Le détournement de son propos à des fins utilitaristes répond à une double nécessité idéologique : d’une part, nous empêcher de voir clairement la réalité d’un mode de production, d’un mode d’emploi de la nature et des hommes et en fin de compte d’un mode de vie collective qui se voudrait universellement partagé et d’autre part permettre, sans limites, sa reproduction.

Le caractère scientifique de l’économie n’est qu’un leurre destiné à masquer son véritable objet : réunir un ensemble de modalités d’actions, de techniques toujours plus efficaces en faveur des puissants de ce monde qui, de ce fait, s’autorisent, à l’appui d’une scientificité ayant toutes les apparences de la légitimité, la marchandisation généralisée des hommes et de la nature.

 

 

La théorie économique face à la réalité

Si l’on voulait assurer à la science économique toute la respectabilité et la crédibilité souhaitables et, de toute évidence, souhaitées par tous ceux qui la servent au quotidien dans les Universités, les grandes écoles de commerce mais aussi sur les plateaux de télévision et les chaînes de radios nationales, sans oublier le F.M.I et la Banque Mondiale, il conviendrait pour le moins, de confronter la théorie économique à la réalité. Pourtant pareille initiative leur apparaîtra bien vite décevante et probablement décourageante.

Ainsi, les richesses croissantes réalisées au sein des sociétés converties depuis longue date à l’économie de marché, et dont les économistes libéraux ne cessent de s’enorgueillir, se retrouvent en réalité entre les mains d’une minorité dominante. La surabondance de biens à la disposition des plus riches côtoie le dénuement, parfois affligeant, des exclus de la modernité.

Plutôt qu’un véritable mieux-être généralisé, les trente glorieuses, nourries de libéralisme, furent davantage l’occasion inespérée de freiner la progression des frustrations qui d’ailleurs devinrent insoutenables lorsque la crise sociale, économique et culturelle fut annoncée vers la fin des années 1970. Certes, le plein emploi fut sauvegardé ! Quelques historiens bien inspirés évoquent aujourd’hui les « maux » de cette période de haute croissance, son contenu chimique et énergétique provoquant une destruction durable des sols et laissant une empreinte douloureuse sur les corps. En vérité, ce sont trente années ravageuses et dangereuses qui se sont écoulé après-guerre et que les économistes n’ont pas voulu voir.[2]

Les nombreux travaux de recherche dans le champ économique, les rapports, les articles, les essais sur l’économie publiés par les milieux universitaires, l’outillage conceptuel forgé par les théoriciens de l’économie n’ont en rien anticipé des évènements aussi lourds de conséquence que les chocs pétroliers des années 1970, la déplétion désormais avérée des principales énergies fossiles ou encore la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, qui mit en péril les finances mondiales.

Si la science permet d’accéder à l’inconnu et d’éclairer le réel afin de nous le rendre plus lisible, il s’avère que la science économique, au regard des quelques exemples qui précèdent, a manqué sa cible. Impitoyable, la critique des faits la vulnérabilise un peu plus.

Pourtant, malgré le démenti apporté par la réalité, la science économique se maintient et les médias demeurent friands des commentaires, des expertises fournis par les économistes lorsqu’une nouvelle crise menace. Paradoxalement, moins la science économique est susceptible de soulager nos inquiétudes, plus il semble indispensable d’y recourir pour mettre fin, illusoirement, à nos tourments. En définitive, ce paradoxe soulève la question du langage de l’économie et de son contenu.

 

 

Une écologie subversive absorbera l’économie punitive

Le discours de l’économie politique est devenu une nécessité vers le milieu du 18ème siècle, c’est-à-dire à une période déterminée et déterminante de l’histoire des sociétés occidentales. Il est né avec la révolution industrielle et lui a apporté la caution théorique et scientifique indispensable. Dès 1776, Adam Smith affirme que le comportement économique de l’homme repose sur des lois naturelles. La main invisible -concept clé du libéralisme- contribue également à naturaliser le marché.

A l’aide d’une interprétation erronée du passé de l’humanité, l’homme primitif et l’homme moderne se voient ainsi dotés des mêmes intentions : la propension à l’échange, la recherche d’avantages matériels, l’appât du gain -stimulant d’un travail aliéné et divisé- l’obligation de se mesurer avec la nature, le besoin d’accumuler des richesses et de dégager un surplus, le comportement rationnel visant à acquérir des biens rares. Karl Polanyi fustigea cette analyse[3].

La science économique n’intègre pas les apports essentiels de disciplines comme l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie ou la psychanalyse. Certes, elles étaient logiquement ignorées de Ricardo, Smith ou Marx mais leurs héritiers sont, sur ce plan, impardonnables.[4] A y regarder de plus près, si les économistes sont réfractaires au message trop subversif des ethnologues, des sociologues et des psychanalystes c’est parce que ceux-ci, avait remarqué Serge Latouche, « ont rencontré sans la chercher une économie politique qui n’était pas celle des économistes. » [5]

Au sein des traités d’économie politique, rien ne sera dit de la pénibilité du travail, de la souffrance physique et psychologique qu’il génère, du chantage exercé trop souvent sur les salariés les plus vulnérables lorsque le chômage menace, rien de la subordination du travailleur au fétichisme de la marchandise[6] et de l’argent. Bien entendu, on s’abstiendra d’y évoquer l’importance des liens unissant les hommes durant l’acte de production comme s’il fallait mieux oublier les classes laborieuses longtemps perçues comme dangereuses !

Quant à l’écologie sociale, à l’écologie politique, elles sont superbement ignorées, pour ne pas dire méprisées par la science économique. Certes, nous précisera-t-on, la croissance verte, la croissance écologique, le développement durable ou encore la recherche en géo-ingénierie sont désormais introduits dans quelques analyses économiques. Ce sont autant d’oxymores ou de fausses solutions retenus par effet de mode, destinés à maintenir le même imaginaire : produire aveuglément des biens et des services présumés plus « propres » afin de répondre aux besoins croissants d’une population prétendument croissante et exigeante, de créer des emplois dont on se moque bien de savoir s’ils échappent à la précarité et si leur utilité sociale est avérée.

Aucune société humaine ne saurait vivre sans organiser, même succinctement, une production matérielle. Les sociétés primitives, les peuples de cueilleurs-chasseurs non sédentarisés consacraient quelques heures de leur quotidien à ce que nous pourrions appeler, par commodité, une activité productive avant de dégager un peu plus de temps pour l’entretien des liens communautaires. Pour autant, ces groupes d’hommes, n’exprimaient pas le désir de se laisser envahir par le travail et la production superflue ni d’introduire une concurrence acharnée au sein des relations sociales. « Qu’est-ce qui fait que dans une société primitive l’économie n’est pas politique ? s’interrogeait Pierre Clastres. Cela tient, on le voit, à ce que l’économie n’y fonctionne pas de manière autonome. On pourrait dire, ajoutait-il, qu’en ce sens les sociétés primitives sont des sociétés sans économie par refus de l’économie. »[7]

La sortie indispensable du discours  dominant de la science économique paraîtra à l’évidence iconoclaste à ceux qui préfèrent les mensonges qui rassurent aux vérités qui inquiètent. Toutefois, il est urgent d’imposer à l’économie la finitude de la planète et de permettre à l’écologie de l’orienter pour mieux l’absorber. De même, ainsi que le suggéra Karl Polanyi, il faudra ré-encastrer l’économie dans les relations sociales. En conséquence, la subordination de l’activité économique aux impératifs écologiques et sociaux ne sera accomplie que si nous parvenons à nous débarrasser, une fois pour toutes, de l’imaginaire productiviste occidental et du culte de la croissance inscrits, de longue date, au sein du discours idéologique totalitaire de la science économique.

[1] La Société du spectacle. Champ Libre ; 1976, p 25.

[2] Lire  Une autre histoire des trente glorieuses – Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après guerre. La découverte ; 2013.

[3] Lire La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard 2008.

[4] Keynes, reconnaissons-le, inspiré par les écrits de Freud, avait vu dans l’amour de la monnaie un état morbide plutôt répugnant.

[5] Epistémologie et économie p 33

[6] A l’exception notoire de Marx, bien entendu !

[7] La société contre l’Etat, p 170.

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