Dirty Gold War : interview avec Daniel Schweizer

Dirty Gold War : interview avec Daniel Schweizer

Dirty Gold War est un documentaire sur le milieu très fermé de la filière de l’or. À travers le portrait des principaux opérateurs miniers et des victimes de l’exploitation aurifère, ce film nous emmène au coeur de l’industrie de l’or. Des mines du Sud aux vitrines de Londres et Genève, de l’extrême misère aux enseignes de luxe, Dirty Gold War dévoile un univers très opaque où la Suisse joue un rôle crucial en raffinant et façonnant les lingots d’or du monde entier. Entretien avec son réalisateur, Daniel Schweizer.

Ce n’est pas la première fois que vous parlez d’or…

Pour comprendre l’origine de ce film, il faut en effet remonter à mon précèdent, Dirty Paradise, dans lequel je m’étais déjà intéressé à certains peuples autochtones d’Amazonie, notamment avec l’histoire des derniers Wayana, en Guyane française. AvecDirty Gold War, j’ai voulu approfondir les conséquences sociales et écologiques de l’extraction illégale de l’or, ce qui fut pour moi une confrontation assez violente, et en même temps je me sentais obligé de tourner un film qui ouvre des pistes d’actions, qui montre qu’il y a des choses que l’on peut faire pour changer la situation.

Changer la situation, c’est également la raison pour laquelle plusieurs centaines de militantEs sont descenduEs dans les rues lausannoises, lors de la manifestation contre le sommet sur les matières premières. L’or serait-il un cas emblématique ?

Clairement. On assiste avec l’or à la même ruée qui a lieu avec bien d’autres minerais, orchestrée par de grandes entreprises transnationales. Ceci dit, l’or demeure un sujet très spécifique, essentiellement lié à l’industrie du luxe. S’il est vrai que tout le monde peut aujourd’hui en acheter, pour un mariage par exemple, le gros du marché demeure réservé aux milieux bancaires et à quelques grandes marques de bijoutiers à travers le monde. L’idée du film est ainsi de suivre la filière de l’or dans sa totalité, de la mine à la vitrine.

La vitrine que vous avez choisie, Baselworld, est l’une des plus prestigieuses du monde…

… et pourtant, même ici, personne ne dit rien autour de l’origine de l’or. Chez Cartier, Chopard ou encore Swatch, qui vient de racheter le groupe Harry Winston, c’est une forme d’opacité, voire d’omerta, qui règne là autour. Et pour cause : aujourd’hui, on est incapable de dire d’où vient 95% de l’or qui débarque sur le marché !

Comment expliquez-vous ce manque total de traçabilité ?

C’est choquant, il n’y a pas d’autres mots. Aujourd’hui, pour rester dans le domaine du luxe, on sait exactement l’heure à laquelle un saumon d’Alaska a été péché, puis conditionné, transféré et mis en vente. Idem pour les roses du Kenya, pour lesquelles on peut même remonter au nom de l’employé-e qui les a coupées. Pour l’or, rien, aucune forme de traçabilité. Et quand on se rend sur le terrain, au Congo, au Brésil ou au Pérou, on comprend aisément le pourquoi : il faut dire haut et fort que l’or est sale, qu’il est extrait dans les pires conditions et très souvent de manière illégale.

Quel rôle joue la Suisse dans ce processus ?

Avec 2’500 tonnes par an, nous sommes le premier importateur mondial. La majorité de l’or du monde est raffinée dans 5 raffineries suisses (Metalor à Neuchâtel, Cendres + Métaux à Bienne, Pamp, Valcambi et Argor Heraeus au Tessin, NdR). C’est un milieu tout aussi opaque que celui de l’extraction, qui refuse tout dialogue avec les médias et s’enrichit en blanchissant l’or sale, donnant une nouvelle identité aux pires des provenances mélangées avec quelques mines plus respectables. Ainsi, lors de la fabrication des lingots, il devient impossible de tracer leur véritable origine.

Metalor et Argor Heraeus avaient défrayé les chroniques pour leur complicité avec le président congolais Kabila, en plein conflit armé…

C’est l’un des trop rares scandales auxquels les médias ont donné un peu d’écho, mais les exemples sont légion. Tout le monde ou presque semble avoir oublié le massacre de Haximu, une communauté Yanomami exterminé en 1993 par une poignée de garimpeiros, de chercheurs d’or prêts à tout pour faire fortune : 16 morts et un village entier détruit (cf. photo). Personne ou presque ne dénonce le projet Conga, l’extension d’une mine située à la source de rivières et lagunes qui alimentent en eau la région péruvienne de Cajamarca, privant la population de son eau et l’empoisonnant avec du cyanure et du mercure. Il faut plus d’une tonne et demi de mercure pour extraire une tonne d’or… Pour une industrie, celle du luxe, qui vante la pureté, la beauté immaculée de ses produits, c’est une aberration.

Vous consacrez des longs passages du film au peuple Yanomami. Qu’est-ce que vous a frappé chez eux ?

Dans le Brésil contemporain, en plein développement économique, les Yanomami sont une population de chasseurs-cueilleurs. Ils vivent sans électricité, mais avec une profonde conscience du lien avec la Terre mère, de la responsabilité de chacun de protéger les éléments et les équilibres vitaux. Ils se considèrent comme les gardiens de la forêt : d’après leur mythologie, si on détruit la forêt, le ciel s’effondrera sur nos têtes. Quand on voit les souffrances que l’extraction de l’or engendre ou, de manière plus générale, l’impact sur le climat de nos activités, la tentation de leur donner raison est forte. Se dire qu’aujourd’hui nous sommes responsables de la mort, des dégâts et des pollutions qui ravagent leur lieu, ça devient insupportable.

Alan Frampton, l’un des partisans de l’or vert que vous avez rencontré, affirme qu’il faut rendre aux indigènes une partie équitable de leur ressources. Est-ce suffisant ?

Ce serait en tout cas le début d’une conscientisation. Les industries extractives doivent redistribuer une partie de cette richesse, qui n’appartient pas uniquement aux entreprises qui ont acheté ces terrains, souvent de manière douteuse, mais avant tout aux habitant-e-s de ces régions. On sait toutefois qu’aujourd’hui, c’est plutôt le contraire qui se passe, avec des politiques de soustraction fiscale toujours plus répandues. La DB parle de « malédiction des ressources » : les peuples qui ont le « malheur » de vivre à coté de ces ressources n’en profitent pas, mais au contraire sont exposés aux pires nuisances et à de conflits sanglants. Mais pour revenir à votre question, il est vrai qu’entre l’or sale et l’or vert, il pourrait y avoir également une autre option.

Laquelle ?

Vers la fin du film, un chef Yanomami explique que cette matière première cause autant de souffrances qu’il faudrait la laisser là ou elle est. C’est d’ailleurs une croyance commune à bien de peuples indigènes d’Amérique latine : l’or est tombé sur Terre pour se réfugier sous la croute terrestre, à l’abri de l’avidité des hommes. L’extraire, c’est déjà compromettre cette forme d’équilibre chère à leurs yeux. C’est une métaphore que je trouve très belle. Il y a de nos jours un certain nombre de ressources qui ne sont pas du tout indispensables, mais qui alimentent les injustices et contribuent au déséquilibre des éléments. Dès lors, on peut se demander pourquoi ne pas se contenter d’utiliser plutôt l’or qui a déjà été extrait, celui de nos coffres-forts et des antiquaires par exemple. Ou encore : est-il nécessaire de donner une telle valeur à ce symbole qu’est l’or ? Comment justifier aujourd’hui qu’un tel symbole de richesse provoque autant de misère ?

Jusqu’à quand pensez-vous que l’on sera disposé à payer un prix aussi cher ?

C’est une question d’ordre éthique, dans une économie de marché toujours plus cynique. Quand j’ai interrogé certains responsables de grande marques de luxe, qui n’ont pas voulu paraître dans le film, ils m’ont dit : « Ecoutez, notre marché actuel, c’est la Chine, c’est la Russie. Ces gens là ne se posent pas ce genre de question ». Tant que les acheteurs n’exigent pas, ils ne voient pas la raison de changer leurs modes de production.

Pointer du doigt les acheteurs, n’est-ce pas une manière de réduire le discours à la seule responsabilité individuelle ?

Ce que j’espère, c’est qu’à la fin du film, le spectateur puisse se dire qu’il a lui aussi un rôle à jouer. Quand j’ai acheté mon alliance, je ne me suis pas posé de questions sur son origine ; aujourd’hui, si on ne parvient pas à me donner des indications précises, j’ai envie de dire non, je vais m’abstenir. Puis, il est clair qu’il existe aussi des responsabilités sociales, collectives. Dans ce sens, l’initiative pour des multinationales responsables (cf. pp XX) est certainement nécessaire. Notre législation est en retard par rapport à d’autre pays. Le risque est grand qu’un jour nous nous retrouvions nous aussi sur le banc des imputés, que le nouveau scandale sera d’avoir accueilli ces entreprises chez nous. On ne pourra plus alors se comporter comme dans les affaires précédentes, des fonds juifs au secret bancaire, et faire semblant que nous ne savions pas.

Vous avez la renommée d’un cinéaste engagé. Est-ce une « étiquette » qui vous convient ?

Je me définis comme un réalisateur citoyen. Là encore, c’est une question de responsabilité, au fond. Dès qu’on vient à connaissance de certaines réalités, qu’on a accès à certaines informations, c’est un devoir moral de dire la vérité, de la raconter. Pour moi, un grand changement, ça a été la rencontre avec les peuples autochtones, la découverte de leur humilité et de leur sagesse. Quand on se rend compte que nos modes de consommation les mettent en danger, on ne peut pas rester passifs et laisser, à Berne, les lobbyistes de Vale & Co. bafouer la réalité, qui plus est avec le soutien de quelques artistes, tel le photographe Salgado, aux démarches qui flairent le greenwashing (en français éco blanchiment ou blanchiment écologique ; c’est une stratégie de communication visant à « reverdir » l’image d’une entreprise, NdR). C’est ma responsabilité d’homme d’images de contribuer à ce débat sur comment vivre mieux demain, et je vais continuer de le faire avec mon prochain film, Trading Paradise, le dernier de la trilogie sur les matières premières.

Une dernière question : d’où vient votre intérêt pour les peuples autochtones ?

(Rires) C’est une histoire d’enfance. J’ai appris à lire, à 6 ans, sur les pages de « Parana, le petit indien ». Cinquante ans plus tard, quand je me suis décidé à suivre les traces du protagoniste, j’ai réalisé qu’un tel livre court le danger de ne plus pouvoir être écrit, car les lieux où l’histoire se déroule n’existeront peut-être bientôt plus. En tant que père de deux enfants, c’est un final auquel je ne veux pas me résigner.

Propos recueillis par Mirko Locatelli

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